L’Etat-nation, un acteur parmi d’autres ? Entretien avec Bertrand Badie

L’Etat-nation, un acteur parmi d’autres ?
Entretien avec Bertrand Badie (n° 38 - 1999)
Fondement des relations internationales et principal cadre d’existence et d’exercice de la souveraineté et de la démocratie des communautés humaines contemporaines, l’Etat-nation est, en cette fin de XXe siècle, remis en question par les phénomènes de régionalisation comme de mondialisation. Réflexions de Bertrand Badie, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, pour penser un monde post-souverainiste. Entretien

Label France : Comment le modèle politique et administratif de l’Etat-nation s’est-il diffusé dans le monde ?
Bertrand Badie : L’Etat-nation, tel qu’il se retouve aujourd’hui dans le droit international, est un système politique singulier inventé par l’Europe occidentale, et qui a mis six siècles pour s’affirmer, entre le XIIIe et le XIXe siècle, à l’échelle de l’Europe entière. Car lorsque l’Etat est né en France, en Espagne, en Angleterre, il coexistait encore avec d’autres formes de systèmes politiques, à savoir les cités, l’Empire [1] et la papauté, par rapport auxquels il a eu à s’émanciper. Après quoi, il a pénétré les espaces de culture occidentale que sont les Amériques, avec l’indépendance des Etats-Unis et celle des sociétés d’Amérique latine où l’Etat-nation a triomphé comme mode d’organisation politique au fur et à mesure des accessions à l’indépendance.
« On voit se constituer de nouvelles formes de solidarités transnationales »
La troisième vague a été la diffusion partielle, mais forte, du modèle stato-national, vers des empires situés à la périphérie proche ou lointaine de l’Europe et victimes de la puissance montante du modèle européen. Ces empires ont eu précisément pour politique d’introduire de manière sélective la recette du vainqueur pour se rétablir ou pour tenter de se rétablir. C’est ainsi que s’est opérée très lentement au tournant du XIXe siècle la lente étatisation de l’Empire ottoman, qui a abouti à la Turquie kémaliste des années 20. C’est vrai également de la Perse, de l’Afghanistan, et de systèmes plus lointains tels que le Royaume birman, le royaume de Siam et surtout le Japon du Meiji, au XIXe siècle qui, pourtant, lui, ne fut jamais vaincu avant 1945.
Enfin, il y a une dernière vague - quantitativement la plus importante -, qui est la vague de la décolonisation en Asie et en Afrique, tout au long des années 50 et surtout 60. Elle a consacré la naissance d’Etats-nations reflets du modèle stato-national occidental et principalement du modèle stato-national français.
LF : Quels sont les effets du phénomène actuel de mondialisation sur les fondements et les fonctions de l’Etat-nation ? Est-il voué à disparaître devant la concurrence de ces nouveaux acteurs infra- ou supra-nationaux ?
La mondialisation n’est pas comme on le dit trop souvent aujourd’hui un phénomène principalement économique. A la base de la mondialisation, il y a une révolution technique extrêmement importante, qui est l’abolition de la distance par les progrès de la communication. Cela a eu un effet extrêmement important sur le plan politique puisque la distance a cessé de devenir cette ressource de gouvernement qu’elle a été pendant des siècles. L’autorité de l’Etat-nation reposait en partie sur la distance, car elle donnait un sens au territoire national - la juste mesure de la communication possible à l’intérieur d’une communauté humaine - et une fonction médiatrice à l’Etat, dès que les individus cherchaient à communiquer entre eux. Or, étant donné l’extraordinaire prolifération de relations transnationales qui s’opèrent entre les individus par-delà les frontières et en contournant le contrôle de l’Etat, cela n’a plus de sens aujourd’hui. D’où le redéploiement des fonctions de l’Etat-nation dans la mesure où ce dernier a pour nouvelle perspective politique de gouverner dans un système où la communication lui échappe et où il doit assurer la régulation de cette explosion de relations transnationales.
« Le grand défi sera d’organiser différents niveaux de citoyenneté »
La mondialisation a bien sûr été mise à profit par tous les acteurs potentiels, à commencer par les acteurs économiques, d’où effectivement cette poussée de néolibéralisme conséquence de la capacité des individus à investir et à commercer directement en dehors de l’Etat et hors de son contrôle. Mais, on voit aussi se constituer, à côté du marché, d’autres formes de solidarités transnationales. Par l’immédiateté de l’image, de l’information et de la communication, tous les individus se trouvent directement impliqués dans les affaires intérieures des Etats voisins ou lointains.
La mondialisation permet l’émergence d’un très grand nombre d’acteurs, qui vont avoir leur propre action internationale, leur propre volonté politique - c’est le cas des ONG - ou qui vont faire pression sur l’Etat pour qu’il intervienne sur la scène mondiale - c’est le cas de l’opinion publique internationale. On assiste donc à la constitution d’un vaste espace public qui prend en charge les questions internationales, à côté du système interétatique et hors du contrôle des Etats.
LF : L’Etat constitue-t-il un cadre indépassable à l’exercice de la souveraineté ?
Il n’est pas facile de répondre à la question du devenir de l’Etat, car avec le progrès technologique, l’Etat renforce aussi ses moyens d’action, de coercition et de communication. Plutôt que de parler de fin de l’Etat, je parlerai donc d’une transformation profonde de l’Etat, qui perdure à côté d’autres acteurs internationaux non étatiques, tout en perdant l’une de ses marques essentielles, à savoir le principe de souveraineté.
LF : Justement, quel rôle joueront à l’avenir ces nouveaux acteurs, et de quelle manière leur rôle s’articulera-t-il avec celui joué par l’Etat-nation ?
L’articulation entre ces deux types d’acteurs devient l’enjeu majeur de nos relations internationales contemporaines. L’Etat a plusieurs atouts dans son jeu. Il bénéficie des vertus du partenariat privilégié : il est beaucoup plus facile de négocier avec un Etat que de négocier avec un flux transnational. On peut à la rigueur négocier avec une firme multinationale, car c’est le type d’acteur transnational le plus proche de la rationalité étatique, mais pas avec un flux migratoire, ou avec des investisseurs individuels, ni a fortiori, avec des organisations mafieuses.
C’est l’un des drames des nouveaux conflits internationaux : les milices ou les seigneurs de guerre ne se prêtent ni à la négociation ni aux logiques de pacification, tandis que l’Etat-nation est, lui, reconnu par le droit et les organisations internationales, tous deux inter-étatiques. Or ces acteurs, bien que non institutionalisés, sont souvent des partenaires décisifs du jeu international.
Mais, sur un autre plan, des réseaux transnationaux de communication se constituent et font circuler l’information, souvent au grand dam des Etats, dont les responsables aimeraient bien que l’on taise telle ou telle violation des droits de l’Homme qui est cependant divulguée par les ONG et vient ainsi rendre honteuse la diplomatie économique de certains Etats.
Un jeu de frottement entre ces différents types d’acteurs s’opère donc à travers la dynamique de cet espace public international. Mais ce dernier n’est pas que le procureur général d’un ordre international souvent éthiquement contestable. C’est aussi l’entrepreneur de causes humanitaires, l’un des grands initiateurs de cette évolution sensible des diplomaties stato-nationales : grâce à quoi la diplomatie des droits de l’Homme commence à prendre un sens et les diplomaties d’Etat acceptent maintenant de se saisir des guerres civiles, des conflits intérieurs, des processus d’épuration ethnique sous la pression de cette opinion publique internationale. L’ensemble de ces interactions restant encore malgré tout imprévisibles.
LF : Ce cadre politique d’exercice de la démocratie qu’est l’Etat-nation en Europe vous paraît-il périmé ou perfectible ?
L’avènement de la citoyenneté a conféré à la communauté politique nationale le statut de communauté délibérative. Et, dans le contexte du XIXe siècle et de la majeure partie du XXe siècle, ceci était nécessaire pour construire et parachever la démocratie. Force est d’admettre aujourd’hui que les communautés politiques nationales sont de moins en moins délibératives parce que les grandes décisions ne s’opèrent plus à l’échelle des communautés politiques nationales ; certaines d’entre elles se prennent déjà à l’échelle de l’Union européenne, ou même à l’échelle mondiale. Or, s’il est évident que l’intégration régionale ainsi que des formes d’intégration mondiale apparaissent, celles-ci peinent à produire de nouvelles communautés politiques délibératives. Il faut donc construire une nouvelle citoyenneté à l’échelle de vastes ensembles régionaux. D’où le caractère fondamental de la citoyenneté européenne.
De plus, cette citoyenneté déconnectée du territoire national s’accompagne du regain d’une citoyenneté de proximité. Il existe donc plusieurs strates de citoyenneté : locale, nationale bien entendu, régionale mais également transnationale. Le grand défi va donc être d’organiser ces différents niveaux de citoyenneté. Car dans notre esprit français et jacobin [2], la citoyenneté ne peut correspondre qu’à une allégeance hiérarchiquement supérieure à toutes les autres : le citoyen est d’abord citoyen d’un Etat. Or dorénavant cette citoyenneté multiple va devoir être crédible et démocratique. Sinon le niveau d’intégration régional et mondial sera abandonné à la technocratie et le niveau national restera celui du citoyen, mais sa faculté de délibération deviendra totalement illusoire.
LF : Existe-t-il une spécificité française en matière de compréhension et d’analyse de ces différents phénomènes ?
En France, nous sommes très sensibles au problème de l’Etat et de son devenir, car, si la France n’a pas inventé l’Etat, elle est à l’origine d’un modèle d’Etat-nation, qui a eu un effet de diffusion très important à travers le rayonnement des Lumières et de la Révolution française. Maintenant que ce modèle de l’Etat-nation se trouve défié, nous sommes en première ligne.
Mes collègues étrangers ont souvent tendance à considérer que mes analyses traduisent davantage une obsession française qu’un enjeu majeur et déterminant de l’évolution planétaire. Il est vrai que nous avons peut-être plus de mal à penser un monde post-souverainiste, dans lequel l’Etat devrait abandonner à la société civile et aux réseaux transnationaux des responsabilités nouvelles. Mais fondamentalement, la question de l’articulation entre l’espace public international et le domaine des Etats concerne tout le monde. Les crispations souverainistes ne sont pas le fait exclusif de la France. Après tout, les Etats-Unis, qui se veulent pourtant très émancipés par rapport à cette culture de l’Etat, sont le principal contestataire, avec la Chine, de la création de cette Cour criminelle internationale qui est peut-être l’une des premières productions institutionnelles post-souverainistes [3]. De même, les pays du tiers-monde, qui n’appartiennent que très superficiellement à cette culture stato-nationale, sont eux aussi attachés à certains des attributs que la mondialisation vient aujourd’hui directement mettre en cause. Il s’agit là de courants fondamentalement conservateurs.
Mais au-delà de cette réponse réactionnaire, il y a des réponses novatrices. Le rôle de la France dans l’Europe et dans le monde, est peut-être de montrer la voie de ces innovations, sur un point qui m’est cher et sur lequel je crois que nous avons, au nom des Lumières et de la Révolution française, des choses très importantes à dire, à savoir la substitution progressive de l’idée d’Etat responsable à celle d’Etat souverain.
Propos recueillis par Pauline Sain et Stéphane Louhaur
Repères bibliographiques
• Un monde sans souveraineté, de Bertrand Badie, coll. Espace politique, éd. Fayard, Paris, 1999. • Les Mutations de l’Etat-nation en Europe à l’aube du XXIe siècle, coll. Sciences et techniques de la démocratie, éd. Conseil de l’Europe, Strasbourg, 1999. • La Mondialisation, d’Olivier Dollfus, coll. la Bibliothèque du citoyen, éd. Presses de Sciences politiques, Paris, 1997. • La Greffe de l’Etat, sous la dir. de Jean-François Bayart, éd. Karthala, Paris, 1996. • La Souveraineté à l’épreuve de la mondialisation, d’Elie Cohen, éd. Fayard, Paris, 1996. • La Fin des territoires, de Bertrand Badie, éd. Fayard, Paris, 1995. • L’Espace monde, d’Olivier Dollfus, éd. Economica, Paris, 1994.
[1] Le Saint Empire romain germanique a existé de 862 à 1806 et ses frontières correspondaient à l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, le nord de l’Italie, la Bohème et une partie de l’est de la France d’aujourd’hui.
[2] Sous la Révolution française, républicains partisans d’une démocratie aux pouvoirs centralisés.
[3] Voir l’article de Mireille Delmas-Marty sur la justice internationale dans ce numéro.